Pendant plus d'un siècle, l'industrie de la chaussure a dominé l'économie de la région de Romans sur Isère, avec notamment Charles Jourdan créée en 1921. Employant près de 5 000 personnes en 1950, l'industrie commence à souffrir de la concurrence étrangère au début des années 70. A l'image de l'industrie régionale, Charles Jourdan connait des difficultés ; les trois fils ayant succédé à leur père Charles, sont en désaccord et un concurrent américain Genesco prend le contrôle de l'entreprise en 1971 alors qu'elle emploie 2000 personnes dans la région. Le long calvaire de Charles Jourdan s'achève en décembre 2007 avec la mise en liquidation judiciaire et le licenciement de ses 197 derniers employés.
C'est à ce moment-là que Christophe Chevalier rachète à la barre une ligne complète de confection de chaussures et lance un atelier artisanal avec une dizaine de travailleurs qualifiés. On est loin d'un concept industriel mécanisé où le savoir-faire disparaît. Dans l'atelier, 4 personnes seulement interviennent successivement dans la fabrication d'une chaussure.
C. Chevalier, un enfant du pays dont le père a créé un foyer de jeunes travailleurs, a lancé en 1987 une association d'aide à la réinsertion, puis le groupe Archer à l'activité multiforme avec plus de 15 entreprises, plus de 300 employés et un chiffre d'affaires de 9 millions d'euros.
L'atelier de chaussures croule parait-il sous les commandes, visant une production de 5 000 chaussures en 2013. Le nombre de modèles est limité, ils sont tous en peau de veau entier, doublés cuir tannage naturel. Il y a trois segments de clientèle : la sous-traitance pour les marques Kelian et Jourdan, celle pour les petits créateurs toujours présents dans la région et sa propre marque « Made in Romans » née en 2010 et commercialisée dans des boutiques à Romans, Paris, Valence et sur Internet. Les coûts de production tournent autour de 50-60 € et, grâce à un accord de modération avec les boutiques, les prix de vente se maintiennent à un niveau parfaitement compétitif (119 € à 175 €) avec les chaussures équivalentes fabriquées en Asie.
Selon C. Chevalier, il est très important d'ancrer l'organisation de la production au niveau local et de travailler au maximum avec les fournisseurs de la région : 90% des matériaux nécessaires (hors les semelles) proviennent de moins de 20 km à la ronde. La conception des chaussures mobilise les stylistes et modélistes de Romans. L'objectif est avant tout de développer un artisanat et non une production industrielle, qui, selon le dirigeant, ne peut pas avoir d'avenir à Romans. Il est envisagé d'ouvrir un autre atelier sur le même modèle qui s'ajoutera au premier, avec la même qualité et la même réactivité.
Dans l'atelier de chaussures comme dans ses autres activités, le groupe Archer (*) est attaché aux principes de l'économie sociale et solidaire avec de faibles écarts de salaires entre tous les employés et le réinvestissement de l'essentiel des bénéfices. Cela ne décourage pas les actionnaires qui sont plus de 60 à soutenir le groupe. Au-delà de ses quelques 15 entreprises qui vont des services à la personne à l'entretien des espaces verts ou à la sous-traitance industrielle, le groupe a mis en place une sorte de portage des artisans indépendants en leur offrant des services notamment administratifs qui leur permettent de consacrer un maximum de leur temps à leur activité productive et à leur savoir-faire.
Selon les statistiques citées par les media, 2,35 millions de personnes travailleraient en France dans l'économie sociale et solidaire au sein de 215 000 établissements, 440 000 emplois auraient été créés en 10 ans. Je me permets d'en douter : ces chiffres recouvrent surement des réalités très diverses. Et le groupe Archer est un exemple assez unique, résultant d'un certain nombre de facteurs favorables : une activité anciennement industrielle qui peut se configurer sous la forme artisanale, un tissu de fournisseurs locaux, un réseau régional solide de soutien. A la base, il y a surtout l'esprit entrepreneurial assez extraordinaire de Christophe Chevalier.
Il faut tout de même constater que le résultat est limité pour ce qui est de la fabrication de chaussures : 10 emplois créés en 5 ans alors que l'industrie employait directement 5 000 personnes il y a 50 ans.
(*) On peut en savoir plus sur le groupe Archer dans le livre L'Economie qu'on aime.